Depuis quelques mois, on assiste à une sorte de renaissance de ces deux auteurs, jadis liés par une amitié si indéfectible que même les horreurs et les folies de la Première guerre mondiale n’ont pas réussi à détacher l’un de l’autre. Et pourtant, les tentations et aussi les occasions de se haïr et de s’entre-déchirer furent nombreuses. Certes, certains échanges épistolaires entre Rolland et Zweig ne furent pas à l’abri de vives tensions mais les deux hommes ont toujours réussi à les surmonter.

Comment ces deux grandes figures du monde littéraire germanique et français du début du XXe siècle, se sont-ils connus? Ce fut, je crois, Zweig qui découvrit, nous dit-on, chez une amie vivant à Rome l’oeuvre monumentale de Rolland, Jean-Christophe. Sa lecture fit sur lui l’effet d’une découverte, d’une véritable renaissance: dès lors, il s’ingénia à se rapprocher de l’auteur, lui rendit visite à Paris et s’ingénia à en favoriser la traduction allemande afin de créer un canal humaniste entre les deux pays et les deux cultures.

Mais les écrivains ne vivent pas dans un monde éthérique, ils sont aussi concernés par ce que leurs gouvernements respectifs décident pour eux, et parfois, hélas, ils décident de partir en guerre. Et c’est bien en cette année fatidique de 1914 que commence leur échange épistolaire… Lors des premiers mois, les sujets sont convenus entre deux écrivains qui s’estiment et se considèrent mutuellement: plus jeune que son idole, Zweig est dans le rôle d’un disciple admiratif qui considère Rolland comme une sorte de divinité tutélaire de son esprit (Schutzgott seines Geistes), cela peut paraître grandiloquent mais c’était bien vrai.

On a tendance à l’oublier que la Première guerre mondiale n’a pas innové dans le seul domaine des tueries de masse, quand on envoyait chaque matin à l’assaut des tranchées ennemies des milliers de fantassins qui étaient alors hachés menu par les mitrailleuses françaises ou allemandes… La Première guerre a aussi innové en matière de désinformation: les rumeurs courant sur les actes de barbarie de l’autre camp étaient innombrables et plongeaient l’arrière, les opinions publiques, dans des états seconds, de véritables transes où la haine et la détestation atteignaient des paroxysmes. Un exemple qui dresse les cheveux sur la tête: on avait accusé les troupes allemandes d’avoir inutilement bombardé la cathédrale de Reims, d’avoir tout détruit sur son passage dans la Belgique voisine, pourtant neutre à l’origine, et, dernier mais non moindre, d’avoir tranché la main droite à plus de 4000 jeunes Français âgés de 14 à 17 ans ! Des journaux se sont même fait l’écho de la découverte de pieds de soldats français dans la musette d’un Allemand fait prisonnier…

Mais toutes ces horreurs réelles ou inventées ne sont rien par rapport au débat sur la nécessité ou non de porter secours aux soldats allemands blessés sur le champ de bataille en France. On lit chez les deux amis des raisonnements alambiqués sur le fait qu’un ennemi blessé n’est plus en mesure de porter les armes et même la guerre ne saurait oblitérer cette part d’humanité commune à tout homme (alles, was Menschenantlitz trägt).

Deux intellectuels, unis par des valeurs culturelles très fortes assistent au divorce sanglant de leurs nations respectives. L’un est mobilisé dans sa ville natale à Vienne où il travaille pour les archives de l’armée (Zweig n’était pas de très bonne constitution physique) et Rolland s’était réfugié à Genève où il travaillait bénévolement pour le comité internationale de la Croix-Rouge ; il logeait dans le quartier de Champel. Le plus navrant est que Zweig, nettement plus prolixe que son aîné lui annonce la mort sur le champ de bataille de grands écrivains qui vécurent comme un terrible traumatisme l’idée de combattre d’une tranchée à l’autre leurs collègues et amis devenus leurs ennemis. A leur corps défendant, ils prenaient part à la barbarie. Si Zweig avait moins eu à souffrir chez lui, en Autriche, pour ses amitiés françaises et sa franche francophilie, Rolland qui avait une assise bien plus large (il décrochera le prix Nobel en 1915) devra se réfugier au calme à Genève car, chez lui, on le stigmatisait comme étant “l’ami des Allemands”, ce qui, à l’époque, revenait ni plus ni moins à l’accusation de traîtrise et d’esprit antipatriotique.

Ils ne furent pas si nombreux les intellectuels des deux camps à refuser de se jeter dans la mêlée, pour reprendre le manifeste de Rolland, Au-dessus de la mêlée… Même un auteur aussi prestigieux que Thomas Mann se laissa entraîner dans cette dérive nationaliste. Romain Rolland et Zweig parlèrent alors d’un “article forcené”. Dans un article intitulé Gedanken im Kriege, paru dans le Neue Rundschau de septembre 1914, le futur Prix Nobel de littérature en 1929 s’est laissé aller à opposer le concept de Kultur germanique à la notion de Zivilisation latine, donc romane, donc française. Se sentant visé pour son texte Au dessus de la mêlée, Rolland répond par une cinglante réplique Les idoles où il dénonce l’asservissement de l’intellect à la brutalité de la force armée. Ceci donne raison à la phrase de Zweig qui souligne que l’époque est horrible et qu’elle nous fait obligation d’être humain afin de ne pas être indigne.

Rolland se voulait au-dessus des patries, dit-il, de toutes les patries. Il écrivit dans une lettre à Zweig (15 mai 1915): vous n’imaginez pas combien je suis haï… (p 182). En cette même année 1915, les troupes russes refluèrent en désordre, évacuant la Galicie autrichienne reconquise par les troupes germano-autrichiennes. Mais dans leur retraite, les Cosaques se livrèrent à d’horribles exactions sur les populations juives sans défense. Zweig, qui reconnaît sans peine sa religion juive, attire l’attention de son ami sur cette situation, espérant qu’il puisse faire quelque chose en tant que collaborateur du comité international de la Croix-Rouge… S’ensuivit un curieux échange qui me laisse perplexe car je sais, moi, aujourd’hui, the end of the story. Mais sans accuser Rolland du moindre antisémitisme, je dois reconnaître que sa déclaration me laisse songeur:

Chacun est égoïste et ne voit que sa misère. Je causais, ces derniers, avec des juifs réfugiés de Galicie ou de Pologne. Ils ne comprennent pas qu’on puisse songer à d’autres qu’à eux. L’injustice horrible dont ils souffrent leur semble la seule, l’unique. Et ils ne voient pas que cette façon de penser, farouchement exprimée, les rend aussi injustes et suspects aux autres races. Ce qui rend si pénible la question juive, c’est qu’il s’agit en fait de deux peuples différents : l’un qui comprend les plus libres Weltbürger, les plus dénationalisés, comme vous, mon cher Zweig et comme tant d’autres qui me sont chers dans votre race, l’autre dont le nationalisme hébreu est plus intraitable et plus fermé à toute idée de communauté humaine que les pires nationalismes des états constitués. Vraiment, si ce dernier réalise jamais, avec une force suffisante, son rêve politique, ce serait un loup de plus dans la mêlée. Et les premières victimes seraient ses frères «européen»s, mes frères Weltbürger. (pp 214-215 : de Romain Rolland à Zweig).

Romain Rolland n’avait pas de sympathie pour les nationalistes juifs, les sionistes. L’Histoire lui a donné tort, mais c’est plus grave quand il accuse les juifs de nombrilisme et on dirait aujourd’hui de victimologie. En somme, aux juifs galiciens, livrés pieds et poings liés à la barbarie cosaque, digne continuatrice de l’affreux Chmilniecki, il oppose le beau vers de Shakespeare : Be still sad heart and cease repining – Tais toi triste cœur et cesse de te plaindre ! D’autres souffrent au moins autant que toi. Le célèbre pacifiste parisien ne se doutait pas de ce qui allait arriver à ces mêmes juifs d’Europe de l’Est vingt-cinq ans plus tard… Peut-on le lui reprocher ? Nullement, personne ne pouvait prévoir la Shoah, pourtant elle allait frapper les mêmes juifs qui avaient à peine eu le temps de panser leurs plaies.

La seconde remarque de Rolland me hérisse encore plus: il oppose le citoyen du monde au sioniste, alors que son siècle était justement celui des nationalismes. On accepte tous les nationalismes sauf celui des juifs, les seuls à en avoir bien besoin… Cette tragédie des juifs de la Galicie autrichienne avec sa capitale Lemberg (Lvov) nous renvoie aux notes de gens aussi différentes que Gustav Mahler qui écrivit à sa femme Alma qu’il était effaré de voir que ces juifs crasseux et arriérés étaient ses frères. Cela nous renvoie à Hermann Cohen qui fit une tournée de conférences dans la région et qui se mit à parler d’impératif catégorique devant de pauvres juifs qui ne comprenaient pas ce qu’il leur disait car leur yiddish galicien était la seule langue qu’ils comprenaient. Endin, cela fait aussi penser à Martin Buber, confié, après le divorce de ses parents, à ses grands parents qui résidaient à Lemberg…

Dans sa réponse à Rolland, Zweig balaie d’un revers de main les arguments de son ami et lui demande de le croire: cette souffrance des juifs de Galicie est sans pareille (einmalig). Il faut me croire, dit-il, ces gens n’ont aucune patrie. La malédiction de Babylone s’accomplira à nouveau, ce qui signifie en clair la catastrophe qui suivit le sac de Jérusalem, la destruction du Temple et l’exil qui dura depuis 19 siècles ! Pressentait-il les menaces qui allaient de nouveau planer sur l’Europe? C’est bien ce que je pense en lisant cette phrase de Zweig à Rolland : Mon monde, le monde que j’aimais est de toute façon détruit, tout ce que nous avons semé est foulé aux pieds. A quoi bon recommencer une nouvelle fois ? N’est ce pas la poignante annonce de son livre Le monde d’hier ?

Zweig défend les juifs opprimés mais tous les juifs, certainement pas Ernst Lissauer qui rédigea le chant Haßgesabg gegen England que les jeunes soldats de la Reichswehr chantaient sur la ligne Siegfried… Et cet homme qui nourrissait la haine en Europe fut décoré par l’empereur Guillaume II de l’ordre de l’aigle rouge…

Zweig revient sur le drame des Juifs de Galicie, contrairement à un autre juif de Prague, Gritz Mauthner qui demanda la fermeture de la frontière allemande afin d’interdire aux rescapés juifs de s’y réfugier, les livrant ainsi aux exactions de la soldatesque russe et cosaque. Le 13 avril 1915, il écrivit ceci à son correspondant français réfugié à Genève:

je vous assure… je vous assure que l’actuelle tragédie des juifs est la plus horrible depuis leur entrée dans l’Histoire. La Belgique se relèvera et se remettra après la guerre, indépendamment de l’issue de celle-ci. La tragédie juive ne fera que commencer avec la paix ; je ne puis vous en dire davantage mais je vous demande de me faire confiance ; croyez moi quand je vous dis que cette tragédie ne fait que commencer, qu’elle est loin d’être terminée. Je n’accuse personne, c’est peut-être inhérent à l’esprit de ce peuple, inhérent à sa destinée mystique que partout où il redevient un peuple, une nation il est condamné à être chassé et à redevenir le viel Ahasvérus (le juif errant) (p 211)

Pour se consoler de ce qui arrive, Zweig rappelle à Rolland que les livres qui se vendent le plus en Allemagne en ces temps de guerre sont ceux de Dostoïevski qui avait eu cette phrase prophétique: la rencontre des peuples en temps de guerre éveillera en eux le désir de se connaître en temps de paix (p 207).

Stefan Zweig à Romain Rolland (lettre du 19 octobre 1914) :
Ce n’est qu’une arme que l’Allemagne dresse contre la France, non le cœur ; le rêve allemand de conclure une alliance avec la France, de devenir son ami, existe toujours. Je sais que cet amour est unilatéral mais ce n’est pas une raison pour le nier. Et je crois que sur le plan de l’esprit, tel que nous l’entendons, l’entente entre la France et l’Allemagne est tout à fait possible. Nous, la France et l’Allemagne, nous sommes, c’est vrai, le cœur de l’Europe et ces deux pays doivent arriver un jour à s’entendre. C’est pourquoi, tout ce qui empoisonne cette relation, chez vous comme chez nous, est un crime. Personne ne sait comment finira cette guerre, mais je sais qu’après il y aura la paix, et que le devoir de ceux qui ne se battent pas est de préparer cette paix, et dès maintenant.

(Romain Rolland Stefan Zweig : Correspondance (1910-1919) Albin Michel, 2014, p 91)

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