La mémoire éclatée

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L’historien Christoph Mick, professeur à l’Université britannique de Warwick, a coutume de résumer le problème à une observation toute simple. Soit un étudiant désireux de se pencher sur l’histoire de l’Ukraine au XIXe siècle. S’il choisit de se pencher sur le cas de Lviv, en Galicie, il doit maîtriser six langues: l’ukrainien, le russe, le polonais, le yiddish, l’allemand et même le français – par commodité, les délibérations du conseil municipal de la ville, au XVIIIe siècle, se faisaient dans la langue de Voltaire. Si le même jeune homme se plonge dans l’histoire de Kharkiv, à un millier de kilomètres plus à l’est, sa tâche sera bien plus facile. Il n’aura plus besoin de maîtriser qu’une langue… le russe.

Cette observation illustre, jusqu’à la caricature, l’antagonisme est-ouest qui déchire depuis sa création la jeune République ukrainienne, et s’est une fois de plus réveillé à la faveur de la crise des derniers mois, qui a abouti à la chute du président Viktor Ianoukovitch, samedi 22 février.

L’ouest ouvert et occidentalisé, héritier meurtri du brassage culturel de l’espace austro-hongrois et de la Grande Pologne, contre l’orient monolithique, inféodé depuis des siècles à la Russie autocratique. Ceux qui veulent «libérer» l’Ukraine, contre ceux qui affirment qu’elle n’existe pas. Les partisans des deux thèses mobilisent tous les jours dans les rues, de Kiev à la Crimée et de Lviv à Kharkiv, de solides arguments qui rendent nécessaire un petit détour historique.

Au commencement de l’histoire de la Russie, il y a Kiev. C’est dans l’Ukraine actuelle, autour de cette ville, qu’émerge progressivement, aux IXe et Xe siècles, un Etat rassemblant les Slaves de la steppe, qui vivent aux confins du monde grec, sous la menace permanente des nomades d’Asie centrale. En embrassant le christianisme de rite byzantin, peu avant l’an mille, puis en nouant des alliances avec l’aristocratie européenne, la Rous de Kiev fait son entrée en Europe, développant de fructueux échanges commerciaux avec Byzance et l’Occident.

Mais les luttes internes à l’aristocratie des boyards et les guerres contre les nomades petchénègues et coumans fragilisent le pouvoir des princes de Kiev, bientôt balayés par la poussée mongole. En 1240, Kiev est anéantie, et la région passe sous la coupe de la Horde d’or, les descendants de Gengis Khan.

L’atomisation du pouvoir sur les ruines de l’ancienne Rous de Kiev favorise la différenciation des Kiéviens en trois groupes linguistiques: les Russes blancs (Biélorusses) au nord-ouest, les Ukrainiens au sud et les Grands Russes (qui deviendront bientôt les Russes tout court) au nord-est. Les deux premiers entrant dans l’orbite de la Lituanie, réunie à la couronne de Pologne sous la double monarchie des Jagellon, à la fin du XIVe siècle, sans renoncer pour autant à leur culture ni à l’orthodoxie.

Dans le même temps, au nord-est de l’espace kiévien, grandit autour de Moscou une principauté, d’abord vassale docile des Khan mongols, qui allait revendiquer de plus en plus ouvertement l’héritage de Kiev. Bien sûr, la Russie qui renaît à Moscou, isolée de l’Occident, rurale, centralisée et autocratique, n’a pas grand-chose en commun avec sa devancière, urbaine, aristocratique et ouverte sur le monde grec. Mais elle en a tout de même conservé un alphabet, certaines de ses caractéristiques culturelles, en particulier une mystique de la «terre russe» née au temps des chroniques médiévales, et surtout une foi orthodoxe que le déclin et la chute de Constantinople, en 1453, allaient libérer de toute allégeance extérieure.

La séparation entre, d’un côté, les Ukrainiens et les Biélorusses, réunis dans une double monarchie respectueuse des minorités et du poids des noblesses locales, de l’autre, une principauté de Moscou plus homogène, où le pouvoir des boyards est limité à l’extrême, n’est pas pour rien dans la naissance, au fil des siècles, de deux cultures politiques radicalement opposées.

La Principauté de Moscou, dont le caractère autocratique culmine sous Ivan le Terrible (1533-1584), se trouve en concurrence avec la monarchie lituanienne, bientôt complètement absorbée par la Pologne (union de Lublin, 1569). L’annexion par un royaume catholique de terres orthodoxes qui, jusque-là, vivaient en paix sous la domination lituanienne est un tournant décisif: elle s’accompagne d’un autre bouleversement, la création par l’Union de Brest, en 1596, d’une Eglise dite «uniate», conservant le rite orthodoxe tout en reconnaissant la primauté de Rome. En Ukraine coexistent désormais une Eglise choyée par les rois de Pologne mais rejetée par le petit peuple, et une Eglise orthodoxe, victime de discriminations mais soutenue avec ferveur par les masses.

Ces bouleversements donnent l’impulsion au combat des Ukrainiens pour l’indépendance.

Les Cosaques sont les acteurs principaux de cette lutte. Ces aventuriers vivent aux frontières de l’empire, rassemblés dans leur rejet de l’absolutisme tsariste et du servage, adoptant un mode de vie à la fois militaire et démocratique, fondé sur l’élection des officiers. Etablis autour du Dniepr à partir du milieu du XVIe siècle, ils se lancent dans une série d’offensives contre les Tatars et les Turcs, et échappent de plus en plus à la tutelle de la Pologne, contrainte de leur concéder une large autonomie.

En 1648 éclate un soulèvement général de l’Ukraine, sous la direction d’un Cosaque, le hetman Bogdan Khmelnitski. Lequel n’a bientôt d’autre solution que d’appeler Moscou à l’aide. En 1654, une rada (assemblée) réunie à Pereslavl, examine les diverses solutions qui s’offrent à l’Ukraine: retourner dans le giron de la Pologne, se déclarer vassale de la Turquie ou s’en remettre à Moscou. C’est par un vote solennel que les Ukrainiens choisissent de faire allégeance au tsar. Les rigueurs du régime les amènent vite à regretter ce choix, et à se soulever de nouveau. Après une décennie de troubles confus émaillés de coups de théâtre et de renversements d’alliance, en 1667, le Traité d’Androussovo est signé. Une ligne de partage épousant le cours du Dniepr est trouvée: à l’ouest, la Pologne, et à l’est, l’Empire russe. Kiev, pourtant située sur la rive occidentale du fleuve, est rattachée à la couronne des tsars. Cette frontière continue, plus de trois siècles après, de constituer la ligne de partage entre les deux Ukraine.

Pleinement inclus dans l’espace russe, les Ukrainiens de l’Est joueront un rôle majeur dans l’occidentalisation de l’empire, impulsée par Pierre le Grand, au début du XVIIIe siècle. Quant à leurs frères de l’ouest, ils évolueront quelques décennies de plus dans le concert des nations européennes, en plein bouleversement intellectuel, avant que, sous l’impulsion de l’impératrice Catherine II, la Russie s’engage dans une nouvelle phase d’expansion. La conquête de la Crimée sur des Tatars faiblement défendus par les Ottomans est achevée en 1783, alors que le dépeçage de la Pologne par trois partages successifs réunit la plus grande part de l’espace ukrainien sous la domination tsariste.

Au sortir des guerres napoléoniennes, seules la Galicie et la Bucovine échappent encore à la tutelle de Moscou. La Grande Catherine, n’ayant plus besoin d’aventuriers à ses frontières, élimine les dernières traces d’autonomie cosaque. La russification bat son plein, les mariages mixtes sont encouragés et le servage introduit. Les premières traces d’un nationalisme proprement ukrainien apparaissent, mais elles sont sévèrement réprimées: le peintre et poète Tarass Chev­tchenko (1814-1861), considéré comme la figure tutélaire des lettres ukrainiennes, est emprisonné de 1847 à sa mort.

Fermentations sociales et aspirations nationalistes s’accentuent, les pogroms antijuifs apparaissent aux environs de 1880, et les jacqueries paysannes se multiplient à partir de 1905. La Première Guerre mondiale portera tous ces facteurs jusqu’à l’incandescence, entraînant le pays dans un monstrueux cataclysme.

Dans un essai ample et ambitieux, publié en 2010 et traduit en 2012 sous le titre de Terres de sang (Gallimard), l’historien américain Timothy Snyder brosse, par-delà les frontières historiographiques traditionnelles, un tableau apocalyptique des violences de masse qui endeuillèrent l’est de l’Europe de 1932 à 1945. Salué comme un ouvrage majeur, immédiatement traduit dans le monde entier, le travail de l’universitaire américain a cependant été questionné, notamment par Omer Bartov, initiateur d’un projet de recherche voisin, Border Lands, qui lui reproche notamment l’étroitesse des bornes chronologiques choisies. Cette étude aurait été plus fructueuse si elle avait englobé la Première Guerre mondiale et s’était achevée aux environs de 1950, englobant les convulsions nées de l’effondrement du tsarisme, dans leur enchaînement accablant.

L’abdication de Nicolas II, le 2 mars 1917, après plus de deux années de guerre, est une occasion rêvée pour les nationalistes ukrainiens, qui proclament l’autonomie du pays en juin, puis son indépendance en 1918. Mais les indépendantistes de la Rada centrale de Kiev subissent la concurrence des bolcheviques implantés à Kharkiv. Pour ajouter au chaos, l’Ukraine devient l’un des théâtres principaux de la guerre civile. Les exactions des troupes tsaristes, farouchement anti-ukrainiennes, contribuent à faire pencher la balance en faveur des Rouges, qui se rattachent finalement à la Russie soviétique en 1920. L’indépendance ukrainienne n’aura pas duré trois ans.

L’Ukraine intègre officiellement l’URSS le 30 décembre 1922, et connaît à partir du début des années 1930 un nouveau désastre avec la collectivisation des terres et la lutte contre les koulaks (paysans dits «aisés», nombreux en Ukraine), qui provoquent des révoltes durement réprimées. La famine des années 1932-1933, administrée depuis Moscou pour écraser la résistance ukrainienne, fait près de 4 millions de victimes. Le souvenir de ce drame, baptisé holodomor (littéralement: «extermination par la faim») pèsera lourdement sur l’attitude des populations durant la Seconde Guerre mondiale.

Une fois encore, la mémoire historique des événements s’avère profondément clivée entre l’est et l’ouest. «Les deux régions n’ont pas connu la même guerre, souligne l’historien Christian Ingrao (CNRS-Institut d’histoire du temps présent), spécialiste du nazisme. Les nazis considéraient que les populations à l’ouest du Dniepr pouvaient être assimilées. A l’est, ils ont mené une guerre de prédation. Résultat: les taux de mortalité, à Lviv, sont comparables à la France, alors qu’à Kharkiv, victime de famines puis prise et reprise deux fois, le taux de mortalité par famille était supérieur à celui régnant à l’intérieur du ghetto de Varsovie.»

Dans l’ouest du pays, les troupes allemandes ont souvent été accueillies en libérateurs, souligne l’historien. Plus de 150 000 Ukrainiens de l’ouest, issus des milieux nationalistes, se sont engagés dans la Waffen-SS ou les forces d’autodéfense (UPA). «Ils ont été indispensables à la mise en place de la Shoah, rappelle Christian Ingrao. Au camp de Belzec (600 000 victimes), il n’y avait que 15 à 20 soldats allemands.» De l’autre côté du Dniepr, la guerre sera totale, des milliers de villages seront rasés et leurs populations exterminées. Les populations juives, elles, ne connaîtront pas l’extermination. Sur les 120 000 juifs de Kiev, les trois quarts auront la vie sauve. Au total, durant la guerre, plus d’un million de juifs, 2 millions de civils et 4 millions de militaires seront tués en Ukraine. Les violences ne cessent pas avec la capitulation nazie. La guerre contre l’UPA continue avec une extrême violence dans l’ouest jusqu’à la fin des années 1940. Son maître d’œuvre? Un certain Nikita Khrouchtchev.

Le souvenir de la Shoah contre celui de la Grande Guerre patriotique, la violence de l’Armée rouge contre la barbarie des nazis et des Ukrainiens nationalistes… Aujourd’hui encore, ces mémoires concurrentes sont omniprésentes, les partisans de l’Europe occidentale brandissant le souvenir des grandes famines, tandis que leurs adversaires ne peuvent voir dans les manifestants de Maïdan que les héritiers revanchards des nazis.

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