IRYNA YEHOROVA  Pour beaucoup, la famine de 1947 n’est pas avérée.

YEVHEN HRYNIV Elle a pourtant bien eu lieu. En
1946-1947, l’Holodomor [l’extermination par la faim] a touché la Bessarabie
[l’actuelle Moldavie], une partie de la Bucovine et l’ouest de l’Ukraine. Cette
famine a été provoquée par une collectivisation effrénée. Les équipements
agricoles et les semis étaient confisqués et transférés dans les fermes
collectives, lesquelles ne parvenaient pas à s’organiser. Des centaines de
milliers de basaraby, comme on les
appelait dans l’ouest de l’Ukraine, se sont répandus, à demi-morts, en Galicie.
Ils étaient si nombreux et dans un tel état de dénuement qu’il était
pratiquement impossible de les aider. Bien sûr, les gens leur donnaient ce
qu’ils pouvaient, mais ils avaient peur de les loger pour la nuit, ils avaient
peur des maladies, de la saleté, des poux, etc. Poussés par le désespoir, ces
gens étaient prêts à tout. Les autorités ne s’en occupaient pas. Le seul service
qu’elles assuraient consistait à envoyer des employés municipaux qui, chaque
matin, passaient avec des charrettes récupérer les morts. On a du mal à
imaginer de telles horreurs aujourd’hui.

On dispose cependant de preuves, sous
forme de documents que nous avons par exemple réussi à retrouver dans les
archives du Parti communiste de l’oblast de Lviv. Comme cet extrait d’un
rapport du secrétaire du comité local envoyé à Lazare Kaganovitch, secrétaire
du Comité central du Parti communiste ukrainien : “Dans les dix derniers
jours de juin 1947, la lutte des classes s’est durcie, les koulaks opposent une
résistance acharnée (agitation contre les fermes collectives, sabotage et actes
de terrorisme) […] L’OUN [l’organisation nationaliste] endoctrine les gens,
distribue des tracts et lance des appels. […] La lutte est rendue plus
difficile par le fait que nos activistes ont été infiltrés […]. Des
représentants individuels de l’ennemi de classe ont infiltré les Jeunesses
communistes et démoralisent nos militants.”

Un autre extrait est encore plus
révélateur. Il provient d’un rapport adressé par le responsable de la santé
publique de l’oblast au secrétaire du Comité central de Lviv : “On
constate une hausse brutale du nombre de personnes en transit, qui arrivent à Lviv
à bord de trains de marchandises. Dans la nuit du 20 mars 1947, plus de
2 500 d’entre eux étaient rassemblés à la gare de Lviv. Tous ces gens campaient sur la place de la Gare. [Ils constituent] une menace et
risquent de répandre le typhus. La majorité des spéculateurs sont infestés de
poux … il y a des femmes et des enfants. […] Compte tenu de leur nombre
croissant, il devient urgent de leur interdire temporairement de quitter
l’ouest de l’Ukraine.”

IRYNA YEHOROVA Que
s’est-il passé à Lviv ?

YEVHEN HRYNIV
En février et mars 1947, l’armée a
reçu l’ordre de “nettoyer les gares et leurs environs des éléments socialement
déclassés”. Un ordre qui a été scrupuleusement appliqué. Des détachements
punitifs ont encerclé la gare de Pidzamtché [à Lviv] et poussé les gens sur les
voies en direction de la colline du Haut Château.

Mais beaucoup ne pouvaient plus
bouger, ils étaient épuisés et malades, et nombre d’entre eux sont morts. A
partir de 2005, nous avons procédé à des fouilles, et nous avons mis au jour leurs
restes. La majorité était des hommes, plusieurs avaient été tués d’une
balle dans le crâne. Un examen balistique a montré qu’ils avaient été abattus
alors qu’ils gisaient, prostrés. Selon nous, ils ont dû jeter les morts et les
mourants dans des fosses, et ils ont sans doute achevé à coups de pistolet ceux
qui vivaient encore.

En 1946-1947, l’armée a commencé à
enterrer les cadavres à l’extérieur de la ville. Nous connaissons les noms des
victimes. Dix-huit pour cent d’entre elles étaient accusés d’avoir des liens avec l’OUN et
l’UPA [l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, les partisans nationalistes], les
autres étaient des civils, des gens arrêtés pour spéculation (toute vente
privée était considérée comme de la spéculation), travail au noir ou incapacité
à atteindre les quotas. Par exemple, un homme avait mélangé du sable à sa
récolte parce qu’il n’avait pas de quoi atteindre la quantité fixée par les
autorités. Il a été pris, condamné à sept ans de prison, et finalement exécuté.

Nous sommes là en présence d’actes
sauvages et barbares, car parmi les victimes se trouvaient des adolescents et
des enfants. Il ne s’agissait pas d’opérations contre l’OUN et l’UPA, mais de
la destruction des populations civiles. Selon certaines estimations, l’Holodomor
de 1946-1947 aurait coûté la vie à près de 900 000 personnes.

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