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2014, qui commémore le centenaire de l’éclatement de la Première Guerre mondiale, est aussi l’heure du souvenir d’autres événements terribles qui se sont déroulés sur le continent européen.
En août 1914, peu après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, les premiers succès d’une offensive russe contre les forces austro-hongroises, de même que les proclamations incendiaires lancées par le Comité russophile pour la Libération de la Ruthénie carpatique, provoquèrent la panique et la paranoïa de l’Empire des Habsbourg. Des foules en colère et des soldats qui n’étaient pas au front explosèrent de violence contre les russophiles vivant en Galicie et en Bucovine. Beaucoup furent assassinés, beaucoup furent traduits devant la Cour martiale pour trahison et sommairement exécutés.
Des milliers d’autres furent arrêtés et envoyés vers un certain nombre de camps d’internement en Autriche et en Hongrie. En Galicie, d’autres arrestations furent encouragées par l’administration provinciale à domination polonaise, qui avait des comptes à régler avec l’intelligentsia populiste de l’Ukraine occidentale. Ainsi, non seulement les russophiles, mais également des Ukrainiens ayant une conscience nationale (dont beaucoup étaient vraiment loyaux à l’Autriche-Hongrie) furent internés. Le camp le plus grand et le plus connu était situé en périphérie de Thalerhof, un village près de Graz, en Autriche. Les 2.000 premiers prisonniers arrivèrent à Thalerhof le 4 septembre 1914. Dès le mois de décembre de cette année-là, ce chiffre était monté à 8.000, et plus de 70% des internés étaient ukrainiens.
Entre 1914 et 1916, de 14.000 à 30.000 internés passèrent par ce camp, subissant moult brutalités, se nourrissant de rations de survie, dans la crasse, les épidémies de typhus et autres maladies contagieuses, qui contribuèrent à un taux de mortalité très élevé parmi les prisonniers. Tandis que 1.747 décès furent enregistrés par les autorités autrichiennes qui dirigeaient ce camp, il est quasiment certain que ce chiffre est bien trop faible pour être considéré comme exact.
Vers la fin de la guerre, certains membres du parlement autrichien, à Vienne, sont devenus de plus en plus soucieux du traitement scandaleux infligé aux citoyens de l’empire, et un ordre fut émis en mai 1917 de fermer le camp de Thalerhof, ainsi que d’autres camps, dont celui de Terezin.[1]
Les prisonniers de Thalerhof ont laissé des témoignages poignants sur le traitement épouvantable qu’ils ont subi dans ces camps, et tous ces crimes, infligés par leurs gardiens, et, parmi eux, beaucoup de nationalistes ukrainiens de Galicie, sont relatés dans l’Almanach de Thalerhof qui a été publié par les comités de prisonniers dans les années 1920.
Ainsi, le 4 septembre 2014 commémorera le début de l’internement de populations russophones ukrainiennes, qui reste une plaie béante dans les mémoires, non seulement des descendants des russophones de Galicie, mais de l’ensemble de la population russophone et russophile d’Ukraine.
Changement de régime à Kiev et reprise en main par les nationalistes
Mais, 2014 est également une date qui revêt une signification majeure pour toutes ces populations, puisque que c’est celle du coup d’Etat de Kiev – ou de la révolution populaire selon les grilles de lecture – qui a renversé le président démocratiquement élu – et très controversé – Viktor Ianoukovitch et qui a déclenché les terribles événements qui ravagent aujourd’hui l’Est et le Sud-Est de l’Ukraine.
A la suite de l’élection présidentielle du 25 mai 2014, qui s’est déroulée sur fond de guerre civile, en particulier dans la région du Donbass, qui englobe les deux provinces les plus à l’Est de l’Ukraine (la Province de Donetsk et celle de Lougansk), un nouvel oligarque a pris le commandement du pays, le « roi du chocolat », Petro Porochenko, qui a promis de mettre rapidement fin (dans les huit jours !) aux mouvements séparatistes, de « rétablir la paix » dans son pays et de reprendre la Crimée aux Russes.
Assisté du gouvernement nationaliste intérimaire d’Arseni Iatseniouk (le nouveau président ukrainien doit encore former son nouveau gouvernement), nommé après le renversement de Ianoukovitch et qui compte plusieurs ministres issus de l’extrême droite, Porochenko a déclenché, dès son investiture, une vaste offensive contre les « séparatistes pro-russes » – ou les fédéralistes, selon, toujours, les mêmes grilles de lecture – du Donbass, utilisant les grands moyens : bombardements aériens, artillerie lourde, déploiement sur le terrain d’unités spéciales, etc. Cette offensive a déjà fait plusieurs centaines de morts, plus de 400 selon certaines sources, parmi la population civile.
Le nouveau président a également annoncé une trêve d’une semaine, sous forme d’ultimatum, qui a pris effet à compter de ce vendredi 20 juin, afin de permettre aux « séparatistes » et aux « mercenaires russes et ukrainiens », selon ses propres termes, de déposer les armes ou de quitter le pays. Mais, à l’issue de cet ultimatum, quelles mesures seront prises pour assurer la « pacification » à l’Est de l’Ukraine ?
L’épuration ethnique se profile
A la sortie du conseil des ministres ukrainien, le 11 juin 2014, le ministre ukrainien dela Défense Mikhail Koval déclarait aux journalistes :
« Il y aura un filtrage minutieux de la population. Il y aura des mesures spéciales de filtration qui seront mises en place. Nous filtrerons les gens, y compris les femmes, qui sont liés au séparatisme, qui ont commis des crimes sur le territoire ukrainien, des crimes en lien avec les activités terroristes. Nous avons beaucoup d’informations à ce sujet, et nous disposons d’une redoutable structure pour combattre cela. Et les hiérarchies respectives effectueront cette opération Par ailleurs, il y a une question sérieuse, liée au fait que des gens seront réinstallés dans d’autres régions. »
En outre, selon l’édition du 16 juin 2014 du KyivPost, « Des parcelles de terre seront attribuées gratuitement aux soldats des forces armées ukrainiennes, ainsi qu’aux employés du ministère de l’Intérieur et des forces de sécurité, combattant pour l’intégrité et la souveraineté du pays dans l’Est et le Sud-Est de l’Ukraine ».
Faut-il comprendre par là qu’une grande partie des populations russophones et russophiles du Donbass – et d’autres régions en Ukraine – seront soit réinstallées dans d’autres oblasts, à la façon dont Saddam Hussein avait déplacé plusieurs centaines de milliers de Kurdes pour les « réinstaller » au centre de l’Irak, soit chassées vers la Russie, qui accueille déjà à Rostov plus de 100.000 réfugiés ukrainiens qui ont fui les zones de combat ? Leurs terres seront-elles redistribuées aux bons serviteurs du pouvoir nationaliste actuellement en place à Kiev ? Et quelles sont les « redoutables structures » auxquelles fait allusion Koval et dont disposerait Kiev pour « filtrer » la population orientale d’Ukraine ?
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, pour sa part, déclarait le 17 juin à Bakou devant des journalistes :
« Au lieu du cessez-le-feu promis par le président Porochenko, nous entendons les annonces faites depuis Kiev par les militaires sur une trêve provisoire pour que les séparatistes puissent quitter l’Ukraine […]. Il ne s’agit plus d’un dialogue national impliquant toutes les régions, mais d’un nettoyage ethnique pur et simple. Et j’espère bien que M. Porochenko ne suivra pas ceux qui préparent de tels scénarios. »
Un quatrième Reich est-il en cours de création en Ukraine ?
« Ceux qui préparent de tels scénarios » sont bien évidemment le Pravy Sektor (le bloc de droite) et Svoboda, le parti national-socialiste ukrainien, et leurs sponsors.
En attendant, sur Internet, courent de nombreuses rumeurs selon lesquelles le nouveau pouvoir construirait des camps d’internement (camps de concentrations ?) pour y assurer le filtrage à venir des populations concernées. Mais comment reconnaître ne serait-ce qu’un commencement de vérité ? Après avoir défendu systématiquement le point de vue du gouvernement américain, de la Commission européenne et de l’OTAN, les grands médias occidentaux semblent avoir déserté cette partie du monde et à ne s’y intéresser que pour dénoncer la Russie et Vladimir Poutine, qui seraient la cause de tous les maux.
Il ne reste donc plus aux chercheurs, hormis quelques bribes de plus en plus rares sortant de la stricte doxa occidentale, que l’on peut trouver, par exemple, dans The Guardian et The Independent, en Angleterre, que de se tourner vers les médias russes ou prorusses comme La Voix de la Russie, ou l’agence RIA Novosti, et sur quelques sites d’information indépendants dont l’objectivité est loin d’être assurée, pour y puiser leurs sources.
Voici le type de témoignage, rapporté par Olga Chetverikova dans Strategic Culture :
« A Krasnyi, à Liman et à Slaviansk, nous avons été bombardés, toute la journée durant, et beaucoup de membres de ma famille y vivent. Il y a des montagnes de cadavres. Les habitants restent terrés dans des caves et des puits, et il y a d’horribles atrocités qui sont commises. Des enfants sont tués, un hôpital pour attardés mentaux a été bombardé à Semenovka – il a tout simplement été rayé de la surface de la terre -, des conducteurs d’ambulance transportant les blessés ont été abattus, l’hôpital du district a été bombardé et les chirurgiens ont été blessés […] Les gens n’ont pas de pain, ils n’ont pu sortir depuis des jours, et les magasins ont été vidés de leurs dernières réserves. Des chars d’assaut et des blindés se trouvent juste sous nos fenêtres. Les sympathisants nazis sont partis à la recherche de documents dans chaque maison et ont tracé des croix sur les portes – je ne sais pas ce que cela veut dire. Des gens sont abattus au moindre signe de résistance. Est-ce si difficile à croire pour vous ? C’est la vérité […] Je ne peux trouver de mots pour décrire ce cauchemar. Ils sont pires que des fascistes. »
Alors, qui dit vrai dans cette guerre de propagande et de contre-propagande ? Impossible de le savoir sans être directement sur le terrain. Toutefois, certains éléments incitent à une très grande circonspection vis-à-vis des de la propagande pro-occidentale :
Les deux grands partis nationalistes d’extrême droite au pouvoir à Kiev sont « Svoboda » (liberté), parti national-socialiste affiché, et « Pravy Sektor » (le bloc de droite), le parti néonazi extrémiste. Ce dernier a été chargé de constituer les milices anti-fédéralistes et d’encadrer les forces spéciales, que l’on a notamment vues à l’œuvre lors du pogrom d’Odessa, où une quarantaine d’opposants à la junte (c’était avant les élections présidentielles) ont été brûlés vifs.
Rappelons que les nationalistes purs et durs et les néonazis sont bien représentés au pouvoir à Kiev :
– Oleksandr Sych, vice-Premier ministre, membre de Svoboda
– Ihor Tenyukh, ministre de la Défense, sa qualité de membre de Svoboda n’est pas formelle, mais il a participé à leurs réunions. Formé aux Etats-Unis, il a participé au blocus de Sébastopol durant la guerre de Géorgie (2008).
– Andriy Parubiy, Secrétaire du Conseil national de Sécurité et de défense (la police intérieure). Il était le commandant en chef mouvement « Euromaïdan ». Cofondateur de Svoboda.
– Dmytro Yarosh, adjoint d’Andriy Parubiy, membre de Pravy sektor. Il s’est battu en Tchétchénie aux côtés des Islamistes
– Andriy Mokhnyk, Ministre de l’Ecologie et des ressources naturelles, membre de Svoboda
– Ihor Shvaika, Ministre de l’Agriculture, membre de Svoboda
– Oleg Mokhnytsky, Procureur Général (bras exécutif de la justice), membre du Parti Svoboda.
– Serkhiv Kvit, ministre de l’Education, membre de Svoboda.
– Dmitro Boulativ, ministre de la Jeunesse et des Sports, membre d’Autodéfense ukainienne (UNA-UNSO)
– Tetiana Tchornovol, président de la commission nationale anticorruption et membre d’Autodéfense ukrainienne.
A cette liste, il faut évidemment rajouter Arseni Iatseniouk, le Premier ministre, chef de file du parti de Ioulia Tymochenko, farouchement opposé à la suprématie russe et décidé à accélérer le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’Union Européenne.
Jean-François Goulon
[1] Ce passage est tiré d’un article paru dans Ukrainian Weekley, du 30 août 1998 [Sources : « Russophiles », « Thalerhof », Encyclopedia of Ukraine, Vol. 4, 5 (University of Toronto Press, Toronto, 1993) ; Orest Subtelny, Ukraine: A History (University of Toronto Press, Toronto, 1988) ; Paul Robert Magocsi, A History of Ukraine(University of Toronto Press, Toronto, 1996).]
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