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En 1900, le ministre russe de la Guerre rendait compte de la situation stratégique de l’Empire au tsar Nicolas II. La Russie, écrivait Alexeï Kouropatkine, n’avait rien à gagner à entrer en guerre, même si elle était victorieuse. Dans le cas d’une victoire contre l’Autriche, la Russie se trouverait contrainte d’annexer les territoires de la Galicie, une région située dans l’est de l’Empire austro-hongrois, principalement peuplée par des Ukrainiens qui n’avaient jamais fait partie de la sphère d’influence de Moscou et qui se tournaient vers Varsovie, Vienne, et même Rome, pour leurs cadres de référence culturels, juridiques, sociaux et, pour nombre d’entre eux, religieux également. Les Slaves de Galicie n’avaient aucun désir de devenir des sujets russes et souhaitaient, au contraire, établir un Etat indépendant. Si l’Empire russe s’emparait de la Galicie, celle-ci deviendrait «une Alsace-Lorraine… fournissant un prétexte constant au renouvellement des hostilités»*.
Ces vingt-cinq dernières années, ce sont surtout les Ukrainiens de Galicie, ou ayant des racines dans cette région, qui ont persisté à vouloir échapper à la sphère d’influence de Moscou, le plus récemment et de façon très dramatique en protestant contre la décision prise fin novembre 2013 par l’ancien président Ianoukovitch d’abandonner le projet d’accord avec l’Union européenne et de forger des liens économiques plus étroits avec la Fédération de Russie. A la fin février 2014, ces pressions, incarnées par l’occupation pendant plusieurs mois de la place de l’Indépendance (le Maïdan) du centre de Kiev, provoquent la fuite en Russie de Ianoukovitch, «politiquement mort», selon les termes du président russe Vladimir Poutine. En réaction à cette évolution de la situation et clairement choqué par l’échec de sa stratégie visant à rapprocher l’Ukraine de la Russie et à mettre fin une fois pour toutes à l’éventualité d’une relation stratégique entre l’Ukraine et l’Union européenne d’une part, et l’OTAN de l’autre, Poutine donna son feu vert à l’occupation feutrée de la province ukrainienne de Crimée. Son objectif? Envoyer un message au gouvernement de Kiev, ainsi qu’aux gouvernements européens et nord-américains, disant que l’avenir de l’Ukraine ne pouvait être décidé sans que la Russie ait son mot à dire.
Pourquoi donc la relation entre la Russie et l’Ukraine est-elle aussi problématique?
Kiev, aujourd’hui la capitale de l’Ukraine, occupe une place centrale dans les récits historiques tant russes qu’ukrainiens sur les origines de leur culture, histoire, religion et sur la naissance de leurs nations. Pendant quatre siècles, de la fin du IXe siècle à la fin du XIIIe siècle, Kiev fut la capitale d’une alliance de clans slaves orientaux, sous le nom de Rus’ de Kiev, ou Ruthénie. Après 1242 et les deux siècles de domination mongole qui s’ensuivirent, l’émergence de la principauté de Moscou donna lieu à une lutte d’influence pour les terres ukrainiennes qui opposa pendant plusieurs siècles la Russie et la Pologne. (Dans les langues slaves, le mot «ukraine» signifie littéralement «marche-frontière»). En 1569, la ville de Kiev appartenait à l’Union de Pologne-Lituanie. En 1654, confrontés aux assauts incessants de l’armée polonaise (catholique), les Cosaques ukrainiens (orthodoxes) acceptèrent une réunification des couronnes russe et ukrainienne orientale, en échange d’une certaine autonomie que Moscou ne tardera pas à abolir. Au cours des 150 années qui suivirent, la Russie repoussera inexorablement la Pologne hors des marches ukrainiennes: le traité de paix éternelle de 1686, conclu entre la Russie et la Pologne, reconnaissait la souveraineté de la Russie sur Kiev, tout en lui accordant une autonomie importante, qui sera définitivement abolie par Catherine II en 1775. Huit ans plus tard, la Russie annexait la Crimée (intégrée au sein d’une entité territoriale nommée la «Nouvelle Russie») après avoir vaincu les Ottomans lors de la septième guerre russo-turque. Ce faisant, la Russie occupait un territoire ayant une importante population musulmane d’origine turque, les Tatars de Crimée (expulsés en masse, comme les Tchétchènes, par Staline en 1944 pour leur supposée collaboration avec le régime nazi et qui ne retrouvèrent leurs foyers qu’à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991).
Lors de la guerre de Crimée (1853-1856), qui opposa l’Empire russe à une coalition comprenant l’Empire ottoman, le Royaume-Uni et la France, la défense héroïque mais sans espoir de Sébastopol (qui abrite aujourd’hui la Flotte de la mer Noire en vertu d’un accord avec le gouvernement de Kiev donna naissance à un élan de fierté patriotique qui s’exprime dans des ouvrages importants de la littérature russe (notamment les Récits de Sébastopol de Tolstoï). De même, lors de la Seconde Guerre mondiale, la résistance courageuse et prolongée de Sébastopol permit à l’Union soviétique d’organiser la résistance face au Troisième Reich, un épisode qui reste vivace dans la mémoire russe.
De 1783 à 1954, la Crimée est une province russe jusqu’à ce que Nikita Khrouchtchev transfère la juridiction de la péninsule, pour des raisons que débattent encore aujourd’hui les historiens, de la République socialiste fédérative soviétique de Russie à la République socialiste soviétique d’Ukraine, lors du 300e anniversaire de l’unification de la Russie et de l’Ukraine orientale. Lors de l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, la plupart des Russes ont été surpris d’apprendre que la Crimée appartenait à l’Ukraine et non à la Russie.
Dans l’intervalle, entre 1939 et 1941 (l’URSS ayant annexé la Galicie à la suite de la défaite de la Pologne en 1939) et à nouveau après 1945, Staline exerce une répression brutale de la Galicie. Les Galiciens résistèrent par une guérilla résolue mais futile jusqu’à la fin des années 1940 et, bien que vaincus, n’acceptèrent jamais ni la légitimité ni la finalité de la domination soviétique.
L’opinion prédominante au sein des sociologues et politologues occidentaux, dans les décennies suivant 1945, était que la modernisation, sous la forme de l’urbanisation, de l’industrialisation et des mariages entre communautés, avait atténué l’ardeur nationaliste ukrainienne. Au-delà de cette conjoncture générale, les récompenses ciblées à l’attention d’élites accommodantes et la répression sélective des dissidents suffisaient à maintenir la stabilité de la relation entre l’Ukraine et l’URSS et donc de l’URSS elle-même. Mais la défection complètement inattendue de la République socialiste de Russie, dirigée entre 1989 et 1991 par Boris Eltsine, de l’Union soviétique, a permis une alliance de circonstance entre les dirigeants de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie pour, d’une part, entériner la dislocation de l’Union soviétique et, de l’autre, faire main basse sur les ressources économiques de l’ancienne URSS. En 1994, l’Ukraine cédait les armes nucléaires sises sur son territoire à la Russie en échange du respect de sa souveraineté et de son intégrité territoriale (y compris la Crimée) par la Fédération de Russie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
Dans le même temps, les dirigeants russes, y compris avant Poutine, ont clairement fait comprendre qu’ils avaient des enjeux particuliers en Ukraine. Un point tournant est intervenu en mai 1997, avec l’élargissement de l’OTAN aux anciennes républiques satellites soviétiques. Le même mois, Moscou et Kiev signaient un accord de partage de la Flotte de la mer Noire et s’engageaient plus largement sur un processus de consultation en matière de politique étrangère. En fait, la Russie faisait savoir qu’elle ne permettrait pas que le processus d’expansion de l’OTAN empiète sur les intérêts russes le long de ses frontières de l’époque soviétique, telles que définies par Moscou. L’OTAN a également conclu un accord avec la Russie qui l’engage à consulter Moscou pour toute question relative à la sécurité européenne et dans laquelle le gouvernement russe aurait un intérêt particulier. Le message était que l’expansion de l’OTAN ne menaçait pas les intérêts russes.
Pourtant, à peine deux ans plus tard, l’OTAN lançait pour des raisons humanitaires une offensive contre la Serbie, alliée de la Russie, en dépit des assurances répétées des principaux Etats membres de l’OTAN que leur organisation ne mènerait jamais une guerre offensive contre un Etat qui n’avait pas attaqué au préalable un Etat membre de l’OTAN et sans consultations sérieuses avec Moscou. Dès juin 1999, les deux parties communiquaient, comme pendant la Guerre froide, par le biais de manœuvres militaires, plutôt qu’autour de la table de négociations. Et cela, avant les présidences de George W. Bush et Vladimir Poutine.
Un autre moment charnière est intervenu à l’automne 2004, lorsque les puissances occidentales ont contribué à faire annuler le résultat de l’élection présidentielle ukrainienne, remportée par le candidat fermement soutenu et financé par Poutine, Viktor Ianoukovitch. Un nouveau scrutin voit la victoire de Viktor Iouchtchenko, soutenu de manière disproportionnée par l’électorat de l’Ukraine occidentale. Un an plus tard, Poutine donnait l’ordre à Gazprom, le monopole gazier russe, de fermer les robinets de gaz au milieu de l’hiver, dans le but évident d’exercer des pressions sur les Ukrainiens pour qu’ils déposent Iouchtchenko. (Son geste a eu un effet contraire en provoquant une intervention diplomatique de l’UE.) En janvier 2009, Gazprom récidive, et à nouveau l’UE intervient, démontrant que la sécurité de l’Ukraine est une question paneuropéenne et pas exclusivement russe. Et fin février, Poutine donne l’ordre aux troupes russes présentes en Crimée de prendre le contrôle de la péninsule, en violation flagrante des engagements précédents de la Russie sur le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
Pourquoi la Crimée? Et pourquoi maintenant? Si Poutine entretenait clairement des doutes sur le degré de confiance qu’il pouvait accorder à Ianoukovitch, celui-ci avait dès son élection en février 2010 abandonné la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, se disant favorable à une politique de neutralité. Il a ensuite prolongé de 25 ans le bail de la base navale de la Flotte russe de la mer Noire à Sébastopol, repoussant de fait cette question aux calendes grecques, en échange d’une réduction du prix du gaz livré par la Russie à l’Ukraine. Dans le même temps, Ianoukovitch a indiqué que son pays ne rejoindrait pas l’Union eurasienne que Poutine appelle de ses vœux.
Lorsque Ianoukovitch a délaissé l’Union européenne pour la Russie à la fin novembre 2013 – en échange de crédits s’élevant à 15 milliards de dollars, de nouveaux rabais sur le prix du gaz (et pour éviter la perspective d’un embargo sur les exportations ukrainiennes vers la Russie), il a semblé que Poutine avait remporté la partie. L’Ukraine s’éloignait à la fois de l’UE et de l’OTAN et la logique de la dépendance économique l’obligerait tôt ou tard, sous une forme ou une autre, à rejoindre le giron de l’Union eurasienne.
D’où le choc de Poutine à la chute soudaine du gouvernement de Ianoukovitch en février dernier, quelques jours à peine après la conclusion d’un accord entre le gouvernement ukrainien et l’opposition, négocié par l’UE et la Russie. Le vide créé au sein du pouvoir a été occupé de manière disproportionnée par les Galiciens qui ont pris le contrôle de provinces entières dans l’ouest du pays et qui semblent extrêmement désireux d’échapper à la réalité géographique de l’Ukraine en remplaçant Moscou par Bruxelles et Washington comme référentiels de sa politique étrangère. L’annexion de fait de la Crimée peut ainsi être perçue comme une réaction précipitée de Moscou pour contenir la dynamique qui rapproche l’Ukraine des pays occidentaux.
L’ironie de la situation est que si Poutine a pris le contrôle de la Crimée, il risque de perdre le reste de l’Ukraine. Il lui sera beaucoup plus difficile de répliquer ce geste dans la partie orientale de l’Ukraine, où, contrairement à la Crimée, les Russes de souche sont minoritaires. Le gouvernement ukrainien par intérim a déjà donné l’ordre de renforcer les contrôles administratifs et policiers dans ces régions frontalières vulnérables. L’UE et l’OTAN ont également pris des mesures, sur lesquelles elles ne pourront revenir aisément, pour soutenir l’Ukraine. L’UE a de nouveau proposé un Accord d’association, comprenant cette fois-ci des dispositions bien plus favorables pour Kiev, dont une aide de 15 milliards de dollars pour compenser les crédits russes perdus. Le Pentagone a intensifié sa présence dans les Etats baltes, en Pologne, en Roumanie et en mer Noire. Il serait même possible d’envisager une relation de sécurité entre l’Ukraine et l’OTAN par le biais du Partenariat pour la paix, une structure qui n’oblige pas un pays à adhérer formellement à l’OTAN (et donc un rapprochement plus facilement acceptable par les Allemands).
Si la perte de l’Ukraine au-delà de la Crimée est loin d’être certaine, elle est devenue plus envisageable depuis l’aventure de Poutine dans cette péninsule. Poutine devrait peut-être se poser la même question que Kouropatkine posait à Nicolas II: la Russie peut-elle se permettre d’être victorieuse?
* Tiré de «Strategy Power in Imperial Russia, 1600-1914», de William Fuller, The Free Press, New York, 1992.
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